ESS, Social
Date de publication : 21/03/2024
Julie Jacquot
Créées dans le cadre du dispositif expérimental « Territoire zéro chômeur de longue durée », les entreprises à but d’emploi (EBE) repositionnent le salarié au centre de leur modèle. Julie Jacquot, à la tête de l’EBE Bross’Up à Villeurbanne, nous en présente l’intérêt et la singularité.
Les entreprises à but d’emploi (EBE) ont vu le jour en 2016 dans le cadre de la mise en place de l’expérimentation Territoire zéro chômeur qui vise à participer à l’éradication du chômage sur un quartier défini. Elles sont, en effet, créées dans le but d’embaucher en CDI des personnes privées d’emploi depuis plus d’un an. Et, pour parvenir à cet objectif, les recrutements s’opèrent sans aucun prérequis.
Autrement dit, tout le monde peut être embauché dans une entreprise à but d’emploi : il suffit d’être éloigné de l’emploi depuis plus d’un an, de résider sur le quartier en question depuis plus de 6 mois et, bien sûr, de le souhaiter. Chacun vient comme il est, avec ses compétences, sa personnalité, son parcours de vie et ses contraintes, à charge, pour l’EBE, de créer des activités qui, justement, vont s’appuyer sur ces compétences. Cette approche revient à renverser totalement la logique qui prévaut dans les entreprises traditionnelles où l’on recrute au service d’une activité précise.
Dans les entreprises à but d’emploi (EBE), c’est l’activité qui va s’adapter aux compétences afin d’offrir à nouveau du travail à des personnes qui en sont privées depuis trop longtemps pour différents motifs : rupture dans une carrière professionnelle, inaptitude ou handicap, manque de diplôme ou de formation, parcours non valorisable en France car réalisé à l’étranger, etc.
Il existe autant d’exemples qu’il y a de salariés dans les entreprises à but d’emploi, mais on peut parler de Chérifa.
Quand elle nous a rejoint, elle était en inaptitude professionnelle dans son métier de femme de chambre et sans emploi depuis 7 ans. Une période qu’elle a mise à profit pour apprendre à réparer de vieux ordinateurs chez elle. Rapidement, elle s’est donc chargée d’effectuer des petits travaux de maintenance informatique chez Bross’Up. Et maintenant, elle va démarrer une formation de technicienne supérieure en informatique niveau bac plus 2 pour affiner ses compétences et les faire certifier par un diplôme.
Cela faisait longtemps qu’elle voulait suivre cette formation, mais son statut de femme de plus de 50 ans, handicapée, voilée et au chômage faisait que plus personne ne cherchait à savoir quelles étaient ses compétences ni n’écoutait sa demande.
Dans les entreprises à but d’emploi, il y a beaucoup d’injonctions paradoxales, qui ne sont pas toujours évidentes à concilier. Ainsi, nous ne devons pas être concurrentiels, c’est-à-dire ne pas développer d’activités qui pourraient nuire à l’économie du quartier ou détruire des emplois mais, en même temps, nous sommes tenus de réaliser un certain volume de chiffre d’affaires pour boucler notre budget. Le tout en proposant des services qui sont utiles sur le quartier et qui correspondent aux compétences de salariés qui ne travaillent plus depuis très longtemps et qui peuvent avoir tendance à être moins productifs que d’autres salariés. C’est un défi à la fois formidable mais aussi très difficile à relever.
C’est pour cela que les EBE sont très largement soutenues par l’État qui prend en charge les salaires des personnes conventionnées à hauteur de 95 % du Smic et nous verse une aide de 6 000 € par embauche. Pour les salariés reconnus travailleurs handicapés, nous touchons également une aide de l’Agefiph. Afin d’être à l’équilibre, nous devons donc réaliser un chiffre d’affaires qui correspond à 15 % de notre budget global. C’est un défi quotidien pour y parvenir.
Nous avons commencé le 2 mai 2023 avec 13 personnes privées d’emploi qui faisaient partie d’un groupe pilote. Un groupe qui, sous la supervision d’une cheffe de projet, participait, depuis avril 2021, à la co-construction du territoire zéro chômeur et de l’EBE Bross’Up. Depuis, nous avons embauché 8 autres salariés en décembre 2023 et nous allons en recruter 10 de plus en juin 2024 et encore 10 en décembre prochain. Globalement, nous recrutons chaque année une vingtaine de personnes. C’est un rythme soutenu. Ce qui est à la fois génial car cela signifie que nous progressons vers notre objectif d’éradiquer le chômage, mais aussi un véritable enjeu parce que nous devons très vite les intégrer et développer des activités à leur confier.
Les personnes qui sont salariées par l’entreprise à but d’emploi Bross’Up sont venues à nous, généralement, par le biais des services publics de l’emploi comme les missions locales ou France Travail (anciennement Pôle emploi) ou des conseillers en insertion qui les accompagnent en tant que personne privée. Nous avons aussi une collègue dont le rôle est d’informer les habitants du quartier de l’existence de Bross’Up et de la possibilité d’y trouver un travail.
En pratique, nous avons mis en place un parcours d’intégration pour leur permettre de nous connaître et de confirmer leur intention de travailler dans l’EBE. Il débute par une immersion dans nos locaux de quelques jours et par une formation de trois semaines, financée par France Travail et organisée par les Apprentis d’Auteuil, durant laquelle les personnes découvrent l’histoire de Bross’Up, travaillent non seulement sur les codes et usages en entreprise, mais aussi sur leurs émotions afin de les aider à mieux appréhender leur retour au travail. Ensuite, elles intègrent l’EBE sur des activités existantes ou, le cas échéant, sur de nouvelles activités plus en adéquation avec leurs compétences.
Nous avons un atelier de couture dans lequel nous faisons des retouches. Nous recyclons également des palettes pour les transformer en petit mobilier et nous redonnons vie à des plantes, récupérées chez des fleuristes ou dans des services publics, afin de les revendre aux habitants ou de les replanter pour embellir le quartier. Mais notre activité la plus rémunératrice est, ce que l’on appelle entre nous, le « porte-à-porte ». Concrètement, pour le compte d’entreprises ou d’institutions publiques, nous allons à la rencontre de la population pour, par exemple, la sensibiliser au problème des punaises de lit, les tarifs adaptés sur dans les transports en commun ou encore les services offerts par les services publics sur le quartier des Brosses ou sur la Ville de Villeurbanne. Nous sommes compétents et efficaces sur ce type de prestations car nos salariés connaissent parfaitement le quartier, les habitants et peuvent leur adresser des informations en toute confiance, ils peuvent aussi traduire les informations dans la langue maternelle des habitants si besoin.
Le pari des Territoires zéro chômeur est d’activer les dépenses passives du chômage. Autrement dit, au lieu de verser des indemnités chômage ou le RSA à des gens qui restent chez eux, on utilise cet argent pour leur offrir un CDI au sein d’une EBE.
La question que l’on peut légitimement se poser est de savoir si une telle opération est financièrement rentable. À ma connaissance, aucune étude fine n’a été menée par l’État pour y répondre. Mais de mon point de vue, en offrant à un chômeur de longue durée la possibilité de retrouver du travail, on évite à la collectivité les coûts liés à la privation d’emploi et à la gestion du handicap, mais aussi des coûts liés à une mauvaise prise en charge de ses problèmes de santé grâce, notamment, au suivi réalisé par la médecine du travail avec laquelle nous travaillons beaucoup.
Nous participons également à la fluidification du marché du logement, car nos salariés, nantis d’un CDI, peuvent enfin accéder à la propriété. En à peine un an, deux de nos salariés sont ainsi devenus propriétaires de leur logement. Autant de coûts cachés évités qui plaident pour la poursuite de l’expérimentation et que l’on ne peut identifier et mesurer qu’en étant sur le terrain et en discutant avec les salariés des EBE.